» AGRICULTURE ET PAYSANNERIE EN ALGERIE « PAR Omar BESSAOUD (Coédition Qatifa APIC 2019)
Omar BESSAOUD est économiste agricole, docteur en économie. Il a enseigné de 1975 à 1993 à l’Université d’Alger. Puis il a intégré comme enseignant-chercheur de 1994 à 2017 le CIHEAM- Institut agronomique méditerranéen de Montpellier. C’est un expert des systèmes agricoles du pourtour méditerranéen reconnu et respecté.
L’ouvrage qui fait l’objet de ce commentaire est annoncé comme le premier tome d’une série de 3, les suivants devant traiter de l’agriculture du Maghreb puis de celles du pourtour méditerranéen.
Ce livre reprend en les classifiant en chapitres, certains des abondants écrits de l’auteur pendant une longue carrière, permettant un survol sur près de deux siècles de la question agricole algérienne (avec même quelques incursions dans l’histoire longue, dont l’Algérie d’aujourd’hui est l’héritière). Cette approche très universitaire donne un ouvrage dense à lire, rigoureux dans les sources et la bibliographie. L’addition de textes produits au fil de longues années amène quelques redites notamment dans l’introduction des différents documents, mais comme les choses sont exprimées chaque fois un peu différemment, on compense l’effet de « déjà lu » par une reformulation bienvenue pour améliorer la compréhension.
Sur l’histoire longue, l’auteur règle sont compte au mythe du « grenier à blé de Rome ». Les surfaces disponibles pour une production agricole sont relativement modestes à l’échelle du pays, aujourd’hui le plus grand d’Afrique. La surface agricole utile (SAU) est en 2020 de 8,5 millions d’hectares grâce à la conquête de nouvelles surfaces dans les zones steppique et désertique. Dans le passé ces surfaces étaient moindres, caractérisées en plus par une pluviométrie et un réseau hydrographique insuffisants, par le fait qu’une partie de ces surfaces sont situées dans de hautes plaines (800m en moyenne), entre l’Atlas tellien et l’Atlas saharien, et une part sur les pentes escarpées des massifs montagneux. Dans ces conditions les habitants ont pendant des siècles opté pour la solution la plus facile à mettre en oeuvre, l’agro-pastoralisme et l’élevage nomade, comme l’a par exemple observé Ibn Khaldoun en son temps. La paysannerie implantée, attachée à la terre et avec une forte cohésion sociale se situe autour des villes, dans les montagnes, les fonds de vallées et les oasis. Elle résistera vaille que vaille à la domination turque, et l’essentiel de l’appropriation territoriale se fait sur une base tribale, une volonté d’autonomie face à l’autorité centrale.
Ce système ne résistera pas à la colonisation française : son projet évolue progressivement vers une exploitation capitalistique de ces vastes espaces, dont plusieurs régimes juridiques successifs confisqueront explicitement la jouissance ou la propriété aux fellahs et aux tribus. Le portrait d’Auguste Warnier et l’énoncé de son « oeuvre » éclaire sur le projet d’accaparement des terres en réduisant au passage ce qui restait de potentiel de résistance des populations locales , même si des révoltes régulières ont éclaté pendant toute la fin du 19ème siècle. Jules Ferry présidera en 1892 une commission sénatoriale chargée de dresser le bilan de la loi Warnier de 1873 en vue d’un programme de réformes . Ses propos sont éloquents : « Le périmètre de refoulement de la race arabe (sic) est atteint à peu près partout et les limites de la colonisation ne peuvent plus guère être dépassées ». « Sur les décombres de la société traditionnelle, ajoute l’auteur, émergera un prolétariat agricole et une classe de petits propriétaires et de petits bourgeois ruraux et urbains.
La colonisation organise l’espace agricole : 2,5 millions d’ha auront en 1934 été confisqués à la paysannerie algérienne. Les terres riches sont réparties entre une minorité de grands colons, avec des propriétés de 100ha en moyenne, certaines beaucoup plus vastes. Les piémonts et les pentes permettent au fellahs restant de survivre tant bien que mal, les montagnes fournissant la main d’oeuvre d’ouvriers agricoles, et les steppes permettant l’élevage ovin. L’introduction des matériels et techniques américaines permet d’optimiser le potentiel des terroirs. Le système entrepreneurial transforme les paysans en salariés agricoles le plus souvent peu formés et mal payés. La viticulture, largement aidée par le gouvernement, symbole de cette spécialisation capitaliste permettra à l’Algérie coloniale d’occuper le 4ème rang de la production mondiale de vin. Le chapitre consacré à la Mitidja est lui aussi éloquent. Le dernier recensement colonial agricole de 1950-51 estime à 1/2 million, la moitié de la population active agricole, le nombre d’ouvriers agricoles et de paysans sans terres. Sur des exploitations dont 28 % supérieures à 100 ha occupent 86 % des terres. « Une agriculture sans paysans », dira Bourdieu, c’est ce dont hérite l’Algérie indépendante avec un sous effectif massif en cadres, techniciens et ingénieurs agricoles.
Ce sera la première période de l’autogestion, décrétée en mars 1963, sur le « biens vacants », qui deviendra la référence à l’ »option socialiste » de l’État algérien. Les nationalisations s’enchaînent et se créent en 1964/65 2200 domaines autogérés sur plus de 2,3 millions d’ha. Ces domaines sont le plus souvent immenses (>1000ha), pour répartir au mieux l’encadrement technique… Au anciens salariés des fermes coloniales viennent s’ajouter les anciens moudjahidines.
La « révolution agraire » de 1971 crée un fonds national de la révolution agraire (FNAR) auquel sont affectés1,9 millions d’hectares dont 1,14 de surface agricole utile (SAU), les deux tiers provenant de terres publiques, auxquelles s’ajoutent 500 000ha de terres nationalisées. Ces terres sont attribuées à 90000 attributaires, principalement des ouvriers agricoles à statut précaire. 6000 coopératives sont créées pour une gestion collective des terres. De fait ce régime de quasi salariat des agriculteurs se heurtera vite à diverses crises notamment dans l’approvisionnement des villes, qui amèneront dans las années 78/87 à une «transition » redonnant de la place au secteur privé. Des « collecteurs livreurs » disqualifient progressivement les offices étatiques pour approvisionner les marchés. Le secteur privé reçoit des aides substantielles, notamment en matériels, en irrigation… C’est la période où des « front pionniers » offriront de nouvelles surfaces productives agricoles dans les zones sud steppiques et le nord du Sahara, avec des investissements de capitaux privés. 30 ans après cependant, les résultats ne sont pas à la hauteur des investissements réalisés, notamment dans le cas de très grandes exploitations inspirées de l’agri-business. Dans d’autres territoires, en fonction de la qualification des acteurs sociaux, les résultats semblent plus positifs. En 1999, sur 7,5 millions d’ha, 4,8 sont de statut privé, 2,7 de statut public, dont 165 fermes pilotes sur 138 500ha.
Selon les mots de Jacques Berque, repris par l’auteur, au « droit d’en bas » se substituera vite le « droit d’en haut », ce que l’histoire des réformes successives de l’agriculture ne fera que confirmer, ponctuée de conflits divers, de procès, de crises politiques successives.
On entre dans la période de la concession agricole pour la mise en valeur de terres nouvelles. Principalement dans les zones sahariennes, sur près de 3 millions d’ha sur 2031 périmètres identifiés, destinés à 71228 concessionnaires, 1,9 millions d’ha font l’objet de cahiers des charges signés. L’État y engage de lourds travaux (électrification, pistes, forages, équipements hydroagricoles ), tous conduits par la « Générale des concessions agricoles ». Cette GCA verra ses activités gelées en 2008 à la suite de scandales financiers.
Après le temps de petites et moyennes concessions dans les années 2000, on passe dans la décennie suivante à de très grandes concessions pouvant atteindre 10000ha(!), accordées à des investisseurs privés. La plupart du temps il s’agit de notables et de clients du régime, ainsi que de grands groupes industriels. Bénéficiant de gros investissements capitalistiques, ces surfaces sont dédiées aux céréales, aux fourrages pour l’élevage laitier, à des cultures de rente dont la demande est forte sur les marchés intérieurs et extérieurs. En 2018, 578000ha sont attribués à 1210 bénéficiaires. Le tout en mobilisant à grands frais des ressources en eau fossile…
Même si la part des concessionnaires ayant entamé les travaux est modeste, quelques wilayas du sud sont devenues les principales pourvoyeuses du pays en produits maraîchers et fruitiers.
L’auteur constate le caractère inégalitaire de l’accès à des ressources rares et fragiles, peu de « gens de terre » selon les mots de Jacques Berque parmi eux, et des doutes profonds sur la durabilité de l’exploitation des ressources naturelles.
La démarche de privatisation de fermes d’Etat en faveur de partenaires étrangers, notamment emirati, ou aux chefs du patronat provoqua une crise politique, le nouveau premier ministre, aujourd’hui chef de l’État M. Tebboune s’y opposant après la protestation des députés, ce qui lui valut son limogeage…
Pour conclure sur les analyses successives de politiques dont la succession laisse un sentiment erratique, un intérêt trop limité pour le soutien à l’agriculture paysanne (ce pour quoi l’Algérie n’est malheureusement pas une exception, en contradiction avec les constats répétés de la FAO en faveur de cette forme d’économie agricole), l’auteur se livre à un « plaidoyer pour une promotion de l’agro-écologie en Algérie ». Ce texte est la préface à l’ouvrage publié par l’association TORBA qui œuvre en Algérie, avec de modestes coups de mains de Coup de Soleil, à la diffusion de l’agroécologie, au soutien de l’agriculture paysanne via les circuits courts de distribution, le tourisme à la ferme…etc. L’auteur évoque les controverses scientifiques sur l’usage des pesticides. Il souligne combien l’agro-écologie associe agronomie et écologie moderne et les savoir-faire paysans traditionnels. En particulier les savoirs issus de l’agronomie arabe et d’El Andalus.
Les zones de grandes productions légumières et fruitières développées récemment sur des vastes espaces concédés sont aussi celles où la consommation d’intrants chimiques est la plus intense, là où est produite la plus grande partie de l’alimentation actuelle de bien des villes algériennes. Ce qui est bien moins le cas chez les petits paysans encore nombreux en Algérie.
C’est face au risque sanitaire découlant de ces pollutions que les statistiques des maladies induites viennent confirmer que Torba s’est créée, d’abord pour apprendre la permaculture et auto-produire dans des jardins partagés, puis rapidement créer des partenariats avec des paysans de la grande périphérie d’Alger dans des AMAP (appelées TAFAS en Algérie), qui abonnent des consommateurs à des « paniers » de producteurs.
Il s’agit pour Omar Bessaoud de « fonder un mode de vie respectueux de la terre nourricière et du travail paysan, véritable source de richesse et de développement durable ».
Torba et les autres associations agissant dans ce domaine ont encore beaucoup de travail, en Algérie, dans le Maghreb comme ailleurs !
Michel Wilson, Association Coup de soleil Rhone-Alpes